ah / 18.

Californie, aujourd’hui.

J’imagine que vous vous demandez pourquoi j’ai décidé, aujourd’hui, de vous parler de Véro. Pourquoi être restée silencieuse toutes ces années et pourquoi briser le silence qui entourait cette rencontre d’une façon aussi soudaine qu’inattendue ? Simplement parce que j’ai pris conscience, récemment, que je vieillissais… Oui, je sais, mieux vaut tard que jamais ! A passé quatre-vingt ans, il m’a semblé opportun de commencer à me préparer à passer l’arme à gauche. Ce jour va arriver. Pas tout de suite, je vous rassure : je suis en pleine forme. D’ailleurs, Alfie et moi faisons notre maximum pour retarder le jour des grands adieux tant nous aimons notre vie et tant nous nous délectons des moments passés ensemble.

Nous allons quotidiennement nager dans l’océan : à petits pas, laissant nos deux paires de guibolles maigrichonnes prendre pour une fois le soleil, nous nous approchons du rivage en claudiquant et observons un instant les vagues. Nous nous assurons ainsi qu’elles ne sont pas trop fortes et que nous serons capables de les dompter. Nous allons à la gym, il n’y a pas d’âge pour sculpter sa silhouette ! Et nous prenons même ensemble des cours de tango argentin. Garder le rythme imposé par la musique est devenu difficile pour nous, mais nous nous efforçons de suivre une cadence qui nous semble être raisonnable. Pour être franche avec vous, je crois que nous sommes la risée du cours. Nous n’arrivons à exécuter aucune des figures enseignées par le professeur, nous ne dansons pas en rythme et je crois même pouvoir dire que l’essence même du tango nous échappe. Rien n’est plus éloigné de notre couple que cette forme de domination masculine reproduite par cette danse…

Nous nous maintenons donc en forme ! Les seuls petits péchés que nous nous autorisons sont un verre de vin et, parfois, une petite cigarette, que nous fumons lentement. Cette transgression nous replonge tout droit dans notre jeunesse… Je nous revois, appuyés sur nos vélos, le derrière en bouillie, savourant cette cigarette dont les volutes se perdaient dans le ciel obscurci par la nuit… Je nous revois, nus, épanouis et transpirants, partageant une clope post coïtale… Je le revois lui, à la sortie de l’aéroport, après ce long vol secoué de sanglots, fumant nonchalamment… Il ne m’avoua que bien plus tard qu’il avait en réalité fumé trois cigarettes d’affilée, quelque peu fébrile, espérant ainsi me laisser le temps de le rejoindre…