ai / 19.

Guadeloupe, novembre 2002.

Il était donc là, à la sortie de l’aéroport. Il semblait quelque peu perdu, emprunté, complètement crevé, mais dégageait pourtant quelque chose de tellement rassurant. Un calme inconditionnel et absolu. Il ne savait peut-être ni où aller, ni comment y aller, Alfie semblait serein. Le regardant, je sentis me gagner une tranquillité douce. Un sentiment de plénitude évidente. Une sensation de bien-être couplée… à une irrésistible envie de rire ! Quelque chose de comique émanait de sa personne. J’hésitais un instant, l’observant de loin. Un pantalon de toile défraîchi, une chemise à carreaux froissée par le long vol, des cheveux hirsutes, un visage allongé, une barbe naissante et un nez… légèrement courbé me faisant penser à un petit bec d’aigle. Il n’était de loin pas une gravure de mode, mais son charme était plus qu’évident.

Bref, s’il m’avait effectivement fourni un certain nombre de mouchoirs durant les presque neuf heures de vol que dura le voyage, nous ne nous étions plus adressé la parole. Il se contentait de me déposer le kleenex sur ma petite table lorsqu’il constatait que celui que j’avais dans les mains partait en lambeaux. Malgré cette absence de communication, je me décidai à le rejoindre.

- Salut…

- Salut !

- Encore merci pour les mouchoirs pendant le vol… J’ai dû vous paraître pathétique…

- Etre triste n’a rien de pathétique, dit-il en écrasant sa cigarette sur le dessus d’une poubelle.

- Vous savez où vous allez ?

- Vaguement ! J’aime bien improviser en voyage. Et vous ? Des plans bien arrêtés ?

- Aucun. J’avais prévu de lire le guide que j’avais acheté sur la Guadeloupe dans l’avion, mais comme vous l’avez constaté, j’étais trop occupée à pleurer… Du coup, je ne sais pas du tout où je dois aller.

Nous demeurâmes un instant sans parler. Je ne savais pas ce qu’il attendait, planté là, au bord de la route, à regarder les taxis passer, mais je trouvais divertissant d’attendre avec lui ! Les mains dans les poches, la tête levée en direction du soleil qui commençait déjà à baisser sur l’horizon, il profitait des derniers rayons. Puis, tout d’un coup, il sembla se réveiller.

- Bon, allez, moi j’y vais ! A plus !, dit-il en saisissant son minuscule sac à dos et en arrêtant enfin un taxi.

- Heu…. Attendez, dis-je après quelques secondes de doutes. Je peux venir avec toi ? Heu, pardon… vous ?, demandai-je alors que je me glissais à côté de lui sur la banquette arrière d’un vieux tacot.

Je n’avais rien à perdre à imposer ma compagnie ! D’autant plus que j’étais complètement paumée : je n’avais pas l’habitude de voyager - sortir de Genève m’était longtemps apparu comme inconcevable car inutile - et ne savais absolument pas ce que je devais faire, où je devais me rendre, ni comment je devais me comporter avec les locaux…

- Ok, on partagera la course comme ça, me répondit-il en souriant. Et on se tutoie. Tu vas où ?

- Heu… Au même endroit que toi ?

Alfie éclata de rire ! Mais pas d’un de ces rires moqueurs ou supérieurs. Il semblait simplement heureux que je l’accompagne. Si j’avais su… Si j’avais su ce qui m’attendait par la suite, je ne l’aurais assurément pas suivi ! Mais mon Dieu que je suis heureuse aujourd’hui d’avoir fait le choix de lui faire confiance et de le suivre les yeux fermés.

A peine vingt minutes plus tard, le taxi nous déposa devant un hôtel miteux de Point-à-Pitre qu’Alfie avait choisi. Ce n’était pas exactement l’idée que je me faisais de ma fuite exotique... Debout sur le trottoir, observant la devanture déprimante du bâtiment, la moisissure qui s’était installée sous les rebords des fenêtres, l’enseigne à moitié cassée et les volets que seule une force supérieure semblait encore maintenir en place, je sentis la main d’Alfie sur mon épaule. Une main, chaude et apaisante. Un contact bienvenu et rassurant.

- Ouais… Je n’assure pas là, me dit-il. Je pense que tu as besoin d’autre chose qu’un hôtel tout pourri pour te remonter le moral.

- Non, non, t’inquiète, il n’y a pas de problème…

- Si, allez, viens, on va trouver autre chose.

- Non, je t’assure !

- Et moi j’insiste. Je n’ai pas particulièrement envie de dormir dans ce tas de bouses non plus pour être honnête. J’aurais trop peur de finir sous ses décombres !

Je savais qu’Alfie mentait. Je ne doutais pas que ce genre d’établissement lui suffît. Mais je fis semblant de le croire, finalement heureuse de ne pas avoir une nouvelle raison de pleurer toutes les larmes de mon corps : la médiocrité, voire l’insalubrité, de cet hôtel aurait assurément parachevé l’œuvre de Véro. J’aurais sans aucun doute touché le fond !

Gentleman, Alfie me donna son minuscule baluchon – il ne devait pas avoir prévu de se changer bien souvent – et prit mon énorme sac de voyage.

- En avant, heu… En fait, on ne s’est pas encore présenté ! Moi c’est Alfred.

- Enchantée ! Moi, c’est… Lila… Dis-je avec un trémolo dans la gorge.

- Ok Lila. Finis les pleurs ! Là, c’est la belle vie ! On va bien se marrer, tu vas voir.

- Ok… Dis-je sans grande conviction, sentant une larme pernicieuse glisser sur ma joue.

- Faudra que tu changes de sac par contre ! Ca va pas le faire à vélo !

- Quoi ?