ca / 31.

Genève, novembre 2002.

J’avais rendez-vous avec Véro à la boulangerie. Nous avions convenu de nous laisser tenter par un petit déjeuner copieux avant de partir nous promener aux bords du Rhône. Véro adorait que je l’emmenasse dans la nature, là où le fracas de la ville ne la harcelait pas. Elle pouvait alors relâcher son attention et profiter pleinement du moment présent. Elle se couchait dans l’herbe et sentait avec délice les centaines de brins qui l’effleuraient simultanément, se réjouissant de ces caresses offertes par une brise joueuse. Elle écoutait le vent qui murmurait à ses oreilles une histoire qu’elle seule était capable de comprendre, heureuse qu’aucun bruit de circulation ne vînt déranger leur conversation. Elle humait les odeurs automnales portées par le vent mais me reprochait toujours de colorer son monde de lilas.

- Ton odeur Lila, ton odeur !, me disait-elle. Je l’adore ! Tant que tu es avec moi, où que j’aille, mon monde devient lilas !

Je l’attendais donc, à la boulangerie. Les premières minutes passèrent, sans que je ne m’inquiète de son retard. Véro n’avait jamais été très ponctuelle. Quinze minutes passèrent. Puis vingt. Puis trente. Alors que je me levais de table pour aller la chercher chez elle, supposant qu’elle était restée endormie, je vis José franchir le seuil de la porte. Il semblait gêné. Emprunté. Il parcourut la boulangerie du regard, puis, quand il m’eut aperçue, s’approcha de moi. Il me tendit alors une feuille, eut un petit sourire triste et partit sans ne rien dire. Interloquée, je dépliai la feuille que je lus, debout, au milieu de la pièce, entre deux tables.

Je ne compris pas tout de suite de quoi il s’agissait… Je ne compris pas tout de suite que Véro venait de mettre un terme à notre histoire et qu’elle venait, sans le savoir, de me propulser dans les bras d’Alfie que j’allais rencontrer quelques heures plus tard, dans un avion.

Je passai ma journée à la chercher : je me rendis chez elle et sonnai encore et encore, tapant contre sa porte, la suppliant de me laisser entrer.

- Ouvre, Véro ! S’il te plaît, ouvre ! C’est trop con… Ouvre-moi la porte… Je… Je ne comprends pas… Je croyais que tout allait bien… Ouvre… Tu ne peux pas me faire ça, Véro. Putain, ouvre cette porte ! Laisse-moi une nouvelle chance. Je vais essayer, je te promets que je vais essayer… Pourquoi tu ne m’as pas dit ce que tu ressentais Véro ? Ouvre la porte ! Ouvre-moi cette porte ! Je… Je veux pas te perdre, Véro… Je suis quoi, moi, sans toi ? Je t’en supplie… Je te dem…

- Pas la peine d’insister, elle n’est pas là, asséna une voix provenant de l’autre côté du palier.

Entendant mon raffut, le voisin de Véro avait ouvert sa porte et venait de confirmer ce que je redoutais… Elle était partie.

- Quoi ?, dis-je en me retournant.

- Elle est partie hier soir. Je pensais que vous étiez en vacances toutes les deux. Ou alors que vous emménagiez ensemble… Elle a pris beaucoup de sacs avec elle.

- Vous ne savez pas où elle est partie par hasard ?

- J’aurais aimé pouvoir vous répondre… Mais je n’en ai pas la moindre idée…

Je me rendis dans son atelier. Ouvrant lentement la porte, elle ne la fermait jamais à clef, je pénétrai son royaume… Un royaume torturé et sombre. Malade et inquiétant. Je contemplai les sculptures qui se trouvaient devant moi et restai interdite, effrayée. Ne m’intéressant pas à sa passion, je n’y avais pas remis les pieds depuis des lustres. Je découvris alors, abasourdie, les dernières pièces qu’elle avait créées. Une violence inouïe se dégageait de ses sculptures. Un mal-être évident… L’argile avait été agressé par les mains de Véro. Les arrêtes étaient affûtées, les formes semblaient cassées. J’en avais le souffle coupé. Alors que je regardais ses œuvres, j’eus l’impression qu’elles se mirent en mouvement, ondulant menaçantes, murmurant d’une voix mauvaise, chacune se faisant l’écho d’une autre :

- Elle est partie… Elle est partie… Elle ne reviendra pas… Elle ne reviendra jamais… Elle est partie… Elle ne peut pas… Non, elle ne peut pas, vivre avec toi… Lila. Elle ne peut pas !

Effrayée, je refermai rapidement la porte sur la fureur que mon comportement vis-à-vis de Véro avait fait naître. J’étais terrifiée, apeurée, triste…

J’essayai encore et encore de l’appeler mais son téléphone était coupé. Elle ne répondait pas. Véro avait disparu… Pour toujours.

Je pleurai toutes les larmes de mon corps ce soir-là. Mes pleurs étaient tels que je dus m’asseoir dans ma baignoire, laissant les litres d’eau s’échapper par la bonde, évitant ainsi d’inonder mon appartement. Recroquevillée, serrant les genoux contre ma poitrine, détrempée par un chagrin qui me submergeait, j’attendais que ma tristesse ne passât. Je savais que notre histoire était définitivement terminée. Je savais que Véro avait fui et qu’elle ne réapparaîtrait jamais. Elle était trop entière, trop fière, pour revenir sur sa décision. Je n’avais donc plus qu’à apprendre à vivre avec son absence. Je n’avais donc plus qu’à faire mienne sa folie pour espérer pérenniser son enseignement : la vie a la beauté qu’on lui prête…