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Genève, novembre 2001.

Elle était donc là, de l’autre côté de votre page et, à ce moment de mon histoire, de l’autre côté de la route que je traversais quotidiennement pour rentrer du travail. Elle ne me regardait pas. En fait, elle ne me voyait même pas. Je ne vous ai pas menti lorsque je vous ai dit que je suis insignifiante… Elle ne savait pas encore qu’elle allait bientôt faire partie intégrante de mon existence, modifier à jamais mon histoire, laisser une marque indélébile sur le fil de ma destinée. Elle ne savait pas encore qu’elle s’apprêtait à me sauver la vie… Elle attendait simplement de l’autre côté du passage pour piétons de pouvoir traverser.

Ce jour-là, mon envie de franchir le Styx était impérieuse, et aussi funeste que la météo. Je souhaitais en finir, tout comme chaque feuille de chaque arbre semblait abandonner la vie, se laissant tomber en une lente procession aérienne les menant droit à leur tombeau d’asphalte. Marchant d’un pas las, regardant mes pieds foulant le bitume froid, je me demandais encore et toujours quelle serait la meilleure façon de mettre fin à mes jours, mascarade bien inutile depuis bientôt trente-deux ans. Et je me demandais encore et toujours si j’aurais le courage de le faire… Dans l’immédiat pourtant, loin de m’embarquer aux côtés de Charon, je m’apprêtais simplement à traverser l’avenue Henri-Dunant, rentrant du travail, traînant avec moi ma misère et mon mal-être, ruminant le mauvais temps, mon boulot, et la morosité ambiante, si caractéristique d’un mois de novembre genevois ; j’attendais que le signal passât au vert avant de m’aventurer au milieu du carrefour. Brave petit soldat !

C’est au moment où le départ fut donné que je la remarquai. Alors que tous les passants se lançaient à la conquête d’une route qui enfin était leur, elle ne bougeait pas, restant inexplicablement figée. Ses traits étaient sereins, son visage inexpressif, son corps immobile. Seuls ses cheveux remuaient, caressés par un soupir polaire. Sa beauté, certes imparfaite, était saisissante. Son aura magnétique. Ce qui m’étonna fut que personne, mis à part moi, ne semblait la remarquer. Personne ne prêtait attention à elle. Personne n’allait à sa rencontre… Etais-je donc la seule à la voir ? Mes concitoyens me désolèrent d’égoïsme. Elle qui semblait seule au monde, là, sur son trottoir. J’étais tout simplement sidérée... Je m’arrêtai donc à sa hauteur, ne sachant exactement comment l’aborder. Peut-être un petit peu gênée, assurément impressionnée. Mais je me lançai, refusant d’appartenir à la même espèce crasse que la foule qui se déversait, indifférente, au tour de nous.

- Madame… Je vais vous aider à traverser, vous avez manqué le passage au vert.

Alors, vous la voyez cette fois-ci ? Taille moyenne, longue chevelure couleur ébène, lunette de soleil et manteau rouge, bientôt assorti à ses joues agressées par le froid. Oui, oui, c’est bien elle ! Celle qui semble se rire de cette grisaille intrinsèque à Genève. Celle qui me sourit comme on ne m’a pas souri depuis longtemps. Celle qui a une canne d’aveugle ! J’attendis donc avec elle, en silence, que le feu repassât au vert et lui indiquai qu’elle pouvait enfin traverser sans crainte. Et alors que je la regardais s’éloigner, troublée par une démarche aussi assurée que féline, elle se tourna vers moi et me lança :

- Merci, Lila !

- Lila ? questionnais-je, haussant la voix pour m’assurer qu’elle porte jusqu’à elle. Mais ma question resta sans réponse : la jeune femme continua son chemin, sans ne plus prêter la moindre attention à ce qui se passait derrière elle. Lila… C’est joli Lila… Mon véritable prénom me semblait bien moins poétique. Alors Lila, pourquoi pas, après tout ?

Quoi qu’il en soit, cette première rencontre avec cette femme fantastique eut le mérite de me changer les idées. Pour la première fois depuis bien longtemps, je n’étais plus habitée de sentiments morbides. Bien au contraire, j’étais heureuse du devoir accompli. J’avais été utile, pour une fois…