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Au réveil, je constatai, surprise, que le sentiment de bien-être qui m’avait accompagné tout le long de la soirée n’avait pas encore totalement disparu. Bien qu’habitée par une motivation très relative, tant prête à s’enflammer qu’à déserter selon les coups du sort, je me sentais de meilleure humeur que d’habitude. Et alors que je finissais d’accomplir mes ablutions matinales, laissant une eau glacée ruisseler sur mon visage et mon corps, comptant sur elle pour effacer les dernières traces de sommeil et raffermir une chair que je trouvais décidément trop flasque, je compris enfin pourquoi j’avais été surnommée Lila. C’était tellement évident, et pourtant tellement inaccessible pour le commun des mortels : je n’aurais jamais, au grand jamais, compris sans un coup de pouce du hasard…

Au fait de ma singularité, ce fut joyeuse que je remplis mon devoir quotidien et que j’affrontai ma journée. Joyeuse et impatiente ! J’espérais en effet retrouver l’aveugle au même endroit que la veille pour partager avec elle ma révélation matinale. Lila… Je souriais à chaque fois que je repensais à mon nouveau prénom. Le soir venu, lorsqu’enfin je pus éteindre mon ordinateur et quitter mon poste de travail, je me précipitai en direction de la Plaine de Plainpalais, carrefour incontournable de Genève, et, peut-être, nouveau lieu de rendez-vous avec mon aveugle. Je savais que la probabilité de croiser deux soirs de suite la même personne, au même endroit, était pour ainsi dire nulle… Je me devais pourtant d’essayer.

Evidemment, je ne la vis pas ce soir-là. Ni le lendemain d’ailleurs. J’avais beau scruter les trottoirs, ralentir ma marche pour laisser au hasard le temps de faire son œuvre, elle n’était pas là… J’attendais aussi longtemps que le froid me le permettait, puis rentrais chez moi, frigorifiée. Sa lumineuse présence ne m’avait donc été offerte que le temps d’un feu rouge… Et alors que je traversais pour la troisième fois ce fameux carrefour sans la voir, résignée, je ressentis un petit picotement au cœur. Picotement qui me rappelait ma condition de genevoise : seule, déprimée, embrumée dans ce stratus qui semblait ne jamais plus vouloir partir. Sa rencontre avait été comme un rayon de soleil se riant de la météo : inattendu et éphémère...

D’humeur maussade, je me rendis dans la petite épicerie portugaise du coin pour faire les courses de première nécessité : le strict minimum pour un plateau TV frugal que je mangerais sans conviction devant la dernière série à la mode. Un abrutissement cathodique me ferait oublier la platitude de ma vie, sans aucun doute. Et alors que je jetais sans ménagement mes victuailles dans un sac en plastique, pressée de quitter le magasin et les quelques badauds qui se serraient derrière moi, j’entendis vaguement un salut, qui m’était apparemment adressé. Ne reconnaissant pas cette voix suave, je ne pris pas la peine de lever la tête pour répondre à mon interlocutrice : je n’avais ni le temps – ma série allait commencer – ni l’envie de sociabiliser !

- ‘soir…

- Vous allez bien ?

- Mhmmm.

Devant mon manque évident d’intérêt, mon interlocutrice finit par abdiquer. Elle arrêta de me tenir la jambe pour parler à quelqu’un qui avait envie de lui répondre : le propriétaire de la boutique. Sympathique Portugais dans la quarantaine, José était un personnage incontournable de mon quartier et le propriétaire du O Tejo. Son accent me plongeait tout droit au cœur de Lisbonne alors que les produits qu’il proposait sentaient bon la Lusitanie. Bedonnant, rougeaud, cherchant encore à cacher les premiers signes de calvitie naissante, José était toujours d’humeur égale. Invariablement vêtu d’un polo bordeaux et d’un tablier bleu tâché, il servait avec bonhommie les fidèles clients qui se présentaient dans sa boutique.

- Salut José !

- Salut Véro, donne-moi deux minutes et je suis à toi !

- Pas de problème, prends ton temps, lui répondit la femme. Je ne suis pas pressée. Et alors que je m’apprêtais à partir, elle rajouta dans ma direction : vous avez une odeur bien particulière Lila, je vous reconnaîtrais les yeux fermés. Enfin, façon de parler…

A peine eut-elle prononcé ces paroles que je compris mon erreur... Je n'avais pas reconnu sa voix. Alors que je levais la tête pour regarder la jeune aveugle, confuse, atterrée, je louais sa cécité : elle n'aura pas vu mon manque de savoir-vivre. Elle était donc là, dans la même petite épicerie que moi. Sauvage et belle. Intouchable et hautaine. Mais pourtant magnifiquement vulnérable.

- Vous savez, m’empressais-je de dire, souhaitant me rattraper, il m'a fallu attendre le lendemain matin de notre rencontre pour comprendre pourquoi vous m’aviez surnommée Lila.

Soudain, je n'étais plus aussi pressée de rentrer chez moi… Mon émission de télévision pouvait bien attendre, tout comme les clients s'impatientant à ma suite. Cette jeune femme faisait naître en moi une telle vague de bien-être que tout devenait secondaire. Ce qui me frappa à nouveau fut le magnétisme qui se dégageait de tout son être. Elle appelait tous les regards et avait un pouvoir d’attraction hors du commun. Sa voix délicieusement éraillée, sa gestuelle aérienne, son maintien léger… Elle semblait hors du temps et de la réalité, évoluant dans une sphère que nous ne pouvions atteindre, vous et moi. Quelques secondes suffirent pour que je sois, à nouveau, sous le charme. Bien que le terme d’emprise soit plus approprié…

- Vous faites vos courses ici ? demandai-je, étonnée de la voir seule.

- Oui, c’est mon épicerie préférée… Et José est toujours là pour me donner un petit coup de main : je lui donne ma liste, et il remplit mon cabas. Allez trouver une grande surface qui propose ce service, rajouta-t-elle en m’adressant un sourire amusé.

- Est-ce que vous souhaitez que je vous aide ?

- Non, c’est gentil.

- Vous êtes sûre ? Ce serait avec plaisir.

- Non, je vous assure, répondit-elle d’un ton calme mais ferme.

- Bon… Alors… Tant pis…

- J’ai cru déceler une pointe d’agacement dans votre voix tout à l’heure, je ne veux pas vous retenir. Vous devez certainement être pressée. Et José connaît mes habitudes…

- Ha… Très bien, je comprends… Alors, heu… Je vous souhaite une bonne soirée…, dis-je en me dirigeant vers la sortie.

- Bonne soirée à vous, me dit-elle avant de se détourner.

J’étais terriblement déçue… et fâchée contre moi ! Je fulminai tout le long du court trajet menant de l’épicerie à mon appartement. Quelle conne ! Comment pouvais-je me montrer aussi désagréable avec les gens ? N’étais-je pas capable de me montrer un minimum sociable ? Un minimum humaine ? N’étais-je qu’un stéréotype de la Genevoise pure souche, aigrie, détestable ? Je venais de tout gâcher… J’avais espéré recroiser la jeune aveugle, Véro…, des jours durant et quand enfin la chance me souriait, mon manque évident de savoir-vivre gâchait tout.

Si ma première rencontre avec Véro avait illuminé mon monde, fait naître en moi un sentiment de joie inédit, cette deuxième rencontre, quant à elle, venait de me précipiter dans les abîmes de la dépression… Mon âme me semblait sale, aussi grise que la ville dans laquelle je vivais. Je me détestais.