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Véro éclata de rire. D’un rire spontané, franc et enfantin. Nous ne nous connaissions véritablement que depuis une dizaine de minutes, et pourtant, elle se comportait avec moi comme si nous étions des amies de longue date. Aucun filtre ne venait modérer ses paroles ou ternir ses pensées. Les mots semblaient jaillir de sa bouche, explosant autour d’elle en un crépitement joyeux.

- C’est tellement une question de voyante ! Tu me fais rire !

Personnellement, je trouvais ma question légitime. Qu’est-ce qu’une aveugle pouvait bien faire dans un musée ?

- Pose-toi une question Lila - je lui avais dit mon véritable prénom, mais elle semblait ne pas vouloir en tenir compte… -, quel est le but de l’art, selon toi ?

- Je ne sais pas…

- Bien sûr que tu sais, Lila ! Selon toi, selon ta propre appréciation, quel est le but de l’art ? Puis elle rajouta, enjouée : ce n’est pas une question piège. Toutes les réponses sont correctes !

- Ha, et bien… et bien… Je ne sais pas… L’art ne… L’art ne sert pas à grand-chose, je trouve, avouais-je enfin à demi-mot…

- Ha… Je… ne m’attendais pas à cette réponse, reprit-elle l’air quelque peu dépité.

Un petit silence gêné suivi mon aveu, ni elle ni moi ne sachant quoi rajouter alors que nous pénétrions le musée…

- Ok, tu sais quoi, ce n’est pas grave. Viens, ça va commencer ! On reprendra cette discussion plus tard.

Je la suivis alors docilement, elle semblait connaître le lieu comme sa poche. Elle cheminait, sûre d’elle, d’un pas leste et chaloupé. Il était difficile alors d’imaginer que cette femme avançait dans le noir… Elle nous mena dans une salle emplie d’aveugles, de malvoyants et de voyants, au milieu de laquelle trônait un tableau. A côté de ce tableau se trouvait une sorte d’amas de pierres, de branches et de coton. Je ne me sentais absolument pas à ma place et n’avais qu’une seule envie : partir ! Vite et loin ! Mais je m’assis à côté d’elle et patientai en silence. Une femme enfin entra dans la pièce et se posta devant nous.

- Bonjour à tous, et merci d’être ici. C’est un honneur pour moi de participer à ces rencontres autour de l’art et j’espère, par mes mots, vous faire ressentir la force de l’œuvre d’Alexandre Calame intitulée Orage à la Handeck dont je vais vous parler aujourd’hui.

- Ferme les yeux, m’intima Véro.

- Quoi ? demandai-je.

- Ferme tes yeux !

Pas question, me dis-je. Je me sentais déjà suffisamment ridicule comme ça, ayant l’impression que mon manque d’intérêt se lisait sur mon visage… Pourtant, tournant la tête de gauche et de droite, je regardai un instant les personnes qui m’entouraient : aucune d’entre elles ne semblaient me porter la moindre attention, tous les regards, toutes les oreilles et tous les esprits étant focalisés sur le tableau et l’oratrice. Alors bon, fermer les yeux, pourquoi pas finalement ? Hésitante, je finis par écouter les conseils de Véro. En plus, avec un peu de chance, le sommeil me gagnerait !

- Nous sommes en Suisse, commença l’oratrice, plus précisément dans l’Oberland bernois – super, me dis-je, là, je suis sûre de m’endormir... Mais attention, le paysage peint par Alexandre Calame n’est pas celui, pastoral, que nous voyons communément. Pas de grande prairie verdoyante bercée par le gazouillis des oiseaux. Bien au contraire, nous faisons face à une montagne accidentée qui s’apprête à subir une nouvelle fois les foudres d’un violent orage. Je dis une nouvelle fois à dessein : le paysage devant lequel nous nous trouvons est désolé. Tout n’est que rocs affutés, arrachés violemment à la paroi et sapins malmenés, voire brisés. Un ruisseau rugit et dévale une pente pourtant douce. L’eau semble glacée et percute de toutes ses forces les rochers égarés dans son lit. Il fait terriblement sombre, poursuivit la femme dont la voix maintenant se perdait autour de moi, mais ce n’est pas la nuit. Des nuages effrayants arrivent au loin et cachent déjà le soleil et le ciel bleu. Ils commencent à épouser la montagne, se collant à son flanc, désireux d’étouffer toute vie, et se font menaçants : chargés de pluie, ils attendent le signal qu’un éclair ne saurait tarder à donner pour vider leur fardeau. Seul un rayon de soleil parvient encore à percer la couche de nuages noirs et apporte un contraste de couleurs saisissant : le noir des nuages et le clair d’un coin de ciel encore épargné. Le vent commence à souffler dans les sapins, secouant leur cime et arrachant leurs aiguilles… Un drame semble se préparer. L’atmosphère, chargée d’électricité, est annonciatrice de tragédie. D’ailleurs, tendez l’oreille ! Qu’entendez-vous à part le ruisseau et le vent ? Rien. Les animaux, ressentant dans leurs entrailles le danger de cette nature en furie et suivant leur instinct salvateur, se sont terrés ! Pétrifiés, ils attendent que la tempête passe, espérant y survivre.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, et malgré mon indifférence initiale, j’étais maintenant complètement happée par le paysage décrit par l’oratrice. Je ressentais dans mes tripes cette peur sourde, déclenchée par des sens en alerte ; je sentais sur mon visage le vent froid et cinglant qui sifflait dans les arbres, mes narines détectaient cette odeur si caractéristique de la montagne, mélange de mousse et d’humidité ; les premières gouttes, éparses mais pour autant violentes, percutaient mon visage. J’étais en plein cœur de cette tempête en devenir, seule, au milieu de l’Oberland bernois, et le tragique de cette situation me frappait de plein fouet !

- Certains sapins ne résisteront pas à cette nouvelle attaque d’une météo capricieuse et finiront par céder, tombant de tout leur poids dans le ruisseau gorgé d’eau de pluie. Dans quelques instants, la nature va se déchaîner, faisant fi de toute miséricorde. Seuls les plus vaillants survivront. Mais attention, si le calme peut parfois précéder la tempête, il n’en est rien ici. Au contraire, un vent certes encore léger mais pourtant menaçant s’est déjà levé, les nuages défilent rapidement dans le ciel rendant l’éclairage imprévisible, et nous laisse deviner déjà sa force et son potentiel de destruction dès qu’il sera à l’apogée de sa puissance.

Je restais pétrifiée sur mon siège, tous mes sens à l’affût, écoutant d’une oreille attentive la minutieuse description faite de ce tableau, ressentant au plus profond de mon être la force des émotions qui s’en dégageaient. Et lorsqu’enfin l’oratrice eut fini, je n’ouvris pas immédiatement les yeux, souhaitant prolonger l’état dans lequel je me trouvais : les émotions que je ressentais – peur, tristesse, agitation, angoisse – étaient celles d’une personne pleine de vie ! Je me sentais soudainement habitée, bien loin de mon état végétatif de ces derniers temps.

Perdue dans mes pensées, je sursautai violemment lorsque Véro posa une main délicate sur mon genou. Elle me demanda doucement, ressentant peut-être l’émoi qui me terrassait, couplée à cette joie d’être plus vivante que jamais :

- tout va bien, Lila ?

- Oui, soufflais-je, encore ébranlée par ce que je venais de vivre.

La visite se poursuivit alors par un atelier tactile auquel je ne portai aucune attention, tant je me sentais bouleversée. Nous devions toucher certains objets ou humer des odeurs qui étaient caractéristiques de l’œuvre de Calame… Mais pour être honnête avec vous : je m’en foutais complètement. Véro et moi n’échangeâmes d’ailleurs que peu de mots. Ce ne fut qu’une fois à l’extérieur du bâtiment, lorsque la réalité de mon monde reprit ses droits : circulation, grisaille et mauvaise humeur, que nous nous remîmes à parler.

- Alors ?, me demanda-t-elle.

- Wahou… donnai-je pour toute réponse, wahou…

- N’est-ce pas ? Voilà, c’est ça, l’art, Lila… Des sentiments subjectifs, parfois incompréhensibles, sur lesquels il est souvent difficile de mettre des mots. Des fois, tu ne sais pas pourquoi, ça marche et tu es touchée par l’œuvre. Des fois, c’est un échec cuisant et tu ne ressens rien. Ca t’a plu alors ?

- Oui, beaucoup… Vraiment je… Ca m’a plu.

Je ne parvenais pas encore à en dire plus. J’avais besoin de réfléchir à ce que je venais d’expérimenter, j’avais besoin de temps pour laisser à mes émotions le loisir de se décanter.