f / 6.

Je passai un après-midi vraiment charmant en compagnie de Véro. Nous bûmes passablement, bien conseillées par le sommelier, parlâmes de tout et de rien et nous finîmes par refaire le monde. C’étaient des discussions légères, agréables, parfois profondes. Un après-midi donc charmant… Mais pourtant bizarre... Je me souviens comme si c’était hier de cette sensation de bien-être que j’éprouvais, due très certainement à mon retour à la civilisation, couplée à un sentiment d’étrangeté. Comment vous expliquer ? J’étais enfin de retour parmi les êtres humains - car oui, je dois vous l’avouer, je n’étais pas sortie depuis des lustres - mais me sentais paradoxalement dans un univers décalé, singulier. Plus le temps défilait, plus les verres se vidaient, et plus j’avais l’impression que Véro m’attirait dans un monde différent du mien ou de celui de mes concitoyens. Quelques heures durant, elle m’avait laissé entrevoir son monde… Fantasque et magique… Sensuel et interdit… Et je l’avais adoré ! Il m’avait semblé découvrir, çà et là, au gré de nos discussions, des couleurs, des contrastes, des détails, qui étaient restés totalement en dehors de mon champ de vision des années durant, et qui allaient petit à petit me coloniser. La douce folie de Véro allait devenir mienne…

Mais laissez-moi revenir à cet après-midi. Nous avions donc bu plusieurs verres de rouge chacune. L’étincelle euphorisante de l’alcool parcourait maintenant ma colonne vertébrale tel un feu de Bengale avant de finir sa course dans mon cerveau, illuminant ses recoins les plus obscurs et réchauffant ma réserve toute citadine. Oubliant donc toute bienséance, je lui demandai de but en blanc :

- Ca fait quoi d’être aveugle ?

- Je ne sais pas… Toi, dis-moi, ça fait quoi d’être aveugle ?

- … J’sais pas ! Ce n’est pas moi qui voit pas !

- J’ai pourtant l’impression que tu ne vois pas grand-chose… murmura-t-elle.

- Pardon ?, répondis-je, piquée.

Elle soupira, sembla chercher ses mots et dit :

- Toi, tu vois avec tes yeux Lila… Moi, j’ai la chance de voir avec mes oreilles, avec mes mains, avec mon odorat et, surtout, avec toute mon imagination. Ton champ de vision est terriblement restreint. Sans vouloir te vexer, tu vois en trois dimensions, moi au moins en six !

- C’est vrai que vos sens sont beaucoup plus développés que les nôtres… Mais malgré tout, je ne pense pas que ça puisse remplacer la vue.

- Je n’ai jamais prétendu que l’acuité de nos autres sens puisse remplacer la vue. Je dis simplement que j’ai une perception de ce qui m’entoure bien plus riche et colorée que celle que vous avez, vous, les voyants. Alors oui, en effet, je ne vois pas le monde, mes yeux ne me renvoient aucune image figée de ce qui m’entoure. Moi, je le ressens ! Je le vis ! Et si tu veux tout savoir, je trouve que c’est une chance !

Une fois de plus, Véro me surprenait. Son absolu positivisme était déroutant. J’aurais pour ma part vu la vie en noir si j’avais été aveugle. Enfin, façon de parler…

- Dis-moi Lila, que vois-tu ?

- … ?

- Décris-moi ce qui nous entoure !

Je regardai autour de nous avant de répondre. Je souhaitais lui faire un descriptif détaillé de notre environnement. Mon exhaustivité lui prouverait que j’étais capable de voir bien mieux qu’elle. Ses remarques légitimaient ma cruauté !

- Alors, derrière toi il y a la porte d’entrée du bar. Six personnes fument une cigarette sur le trottoir, il y a cinq tables hautes avec des tabourets autour. Les murs sont en pierre, le sol en parquet. Toute la déco est dans les tons bordeaux. Logique pour un bar à vin… Parce que tu ne le sais peut-être pas, mais le vin rouge est plutôt bordeaux en fait. Des bouteilles sont exposées derrière le comptoir. Derrière moi, il y a les toilettes ainsi que la cuisine. La lumière est dispensée par des lampes qui pendent du plafond. Ils ont opté pour une lumière tamisée assez agréable je dois dire. Ce bar est très accueillant. Souhaites-tu que je continue ?, demandai-je fièrement.

- Non, non… Merci pour cette description détaillée…

Un petit silence suivit notre échange. Véro semblait ailleurs, perdue dans ses pensées. Je la regardais alors et me sentis soudain ridicule. Qu’avais-je à prouver ?

- Excuse-moi, dis-je…

Elle sourit mais demeura silencieuse encore un moment.

- Tu m’en veux ?

- Non, absolument pas… J’aurais personnellement ajouté quelques éléments à ta description, mais ce n’était pas mal.

J’espérais qu’elle continuât. Mais elle ne dit rien. Telle une dramaturge de talent, elle venait de piquer ma curiosité pour me laisser ensuite dans l’attente. Je demeurais suspendue à ses lèvres qui restaient, elles, closes. Que pouvait-elle bien ajouter ?

- C’est-à-dire ?, finis-je par demander.

- Hein ?

- Que rajouterais-tu ?

- Ho, juste quelques détails. Rien d’important… J’aurais ajouté qu’il s’est remis à pleuvoir dehors. A priori, assez fort. La porte d’entrée met du temps à se refermer entre chaque aller-retour de fumeurs et laisse passer un courant d’air. A notre gauche, il y a une femme seule. Ou si elle ne l’est pas, elle n’a pas grand-chose à dire à son ami ! Elle feuillette un magazine, mais ne semble pas très intéressée par ce qu’elle lit vu la vitesse à laquelle elle tourne les pages. J’ai l’impression qu’elle est triste. Sa voix est emplie d’émotions… Il y a deux serveurs, un assigné au bar, l’autre qui sert dans la salle. Je ne suis pas sûre que le serveur assigné au bar soit franchement à son affaire : il s’est trompé plusieurs fois dans les commandes. Peut-être un amoureux éconduit… Bien que j’opterais plus pour un amoureux transi secret : l’homme est discret, peut-être timide. Mais j’extrapole, pardon ! Les toilettes sont en effet derrière toi et il y a souvent la queue. Si je peux me permettre, ce n’est pas une super idée dans un bar de ne pas prévoir assez de toilettes… Voilà en gros… Je vais m’arrêter là.

Je restai sans voix ! J’étais stupéfaite par tout ce qu’elle avait rajouté. Tout semblait correct ! Sauf peut-être l’histoire du barman amoureux transi… J’avais plutôt l’impression qu’il traînait une gueule de bois terrifiante.

- Je suis épatée dis-je… Incroyable… Bravo…

- Merci… Mais cette description terre-à-terre n’a pas franchement beaucoup d’intérêt à mon sens…

Je la regardai et vis soudainement son visage s’illuminer. Un petit sourire flirtait avec ses lèvres, arrondissant ses joues et plissant ses yeux. Qu’avait-elle en tête ?

- Tu te souviens du tableau que nous avons découvert tout à l’heure ? Tu te souviens de la tempête ? De l'eau du ruisseau, de l'orage, du vent ?

- Bien sûr, répondis-je.

- Alors ferme les yeux et écoute-moi !

Sans hésiter, j'obtempérai. Ma précédente expérience avait été telle que je me réjouissais de cette nouvelle invitation à me plonger dans le noir ! Je fermai donc les yeux, prête à me faire guider par la voix de Véro. Et j'attendis... Mais elle demeura silencieuse...

Patiente, j'attendais qu'elle commençât, tendant l'oreille. C'est à ce moment que j'entendis distinctement le bruit lugubre des battements d’ailes d'un corbeau prenant son envol. Je sursautai et attrapai la main de Véro. Elles fouettaient l'air rapidement, avec violence. Le son que je venais d’entendre était tellement similaire à celui de cet oiseau de malheur que je m’attendais presque à entendre son croassement funèbre.

- N’ouvre pas les yeux ! m’enjoignit-elle. Surtout, garde-les fermés ! Oublie ce qui nous entoure, oublie le bar, oublie les gens, oublie les serveurs… Replonge-toi dans la scène peinte par Calame. Entends-tu le vent qui souffle dans les arbres ? Entends-tu l’eau qui dévale le lit de la rivière ? Entends-tu le tonnerre ?

Sa voix se faisait de plus en plus lointaine ; bientôt elle n’était plus qu’un murmure. Là, assise à cette table, en plein cœur de la ville, il me semblait entendre le vent siffler dans les arbres à chaque fois que la porte se fermait, il me semblait entendre les corbeaux fuir la tempête lorsque les clients secouaient leur parapluie, il me semblait entendre le bruit d’une rivière intrépide lorsque les liquides frappaient le fond des verres vides des avides consommateurs. L’orage grondait alors que les chaises étaient tirées sur le sol, le ciel s’assombrissait lorsque quelqu’un passait devant la lumière. Je me retrouvais à nouveau seule, au milieu de la tempête ; seule au milieu de l’Oberland bernois ; perdue au milieu de la forêt.

Je savais qu’il me suffisait d’ouvrir les yeux pour me retrouver au sec, à l’abri, dans ce bar, mais je souhaitais poursuivre l’expérience. Inexplicablement, je sentais mon pouls s’accélérer et mes poils se dresser. Mon corps était abusé par mon délire ! Un violent frisson parcourut mon échine. Je venais de découvrir le monde de Véro…

Rouvrant enfin les yeux, je demeurai silencieuse. Ma main était toujours dans la sienne et je ne fis rien pour l’en dégager… Je la regardais, profitant de cet instant suspendu pour l’observer. Comment vous la décrire sans trahir ce qu’elle était intrinsèquement ? J’ai peur que le temps n’ait quelque peu altéré mes souvenirs… Mais je dirais que son visage était rayonnant et imperturbable. Indifférent au monde qui l’entourait. Ce détachement feint lui conférait un air hautain et arrogant que sa beauté finissait de parachever. Ces longs cheveux noirs ondulaient très légèrement et apportaient une touche sauvage à son apparence, contrastant avec la lumière qui émanait de son être. Sa bouche était bien dessinée, son nez fin, son teint légèrement mat. Ces yeux étaient… le miroir de son âme : indéchiffrable. J’avoue avoir redouté le moment où elle ôterait ses lunettes de soleil qui les cachaient bien souvent à la vue d’autrui. Mais ce que je découvris alors me stupéfia. Son regard était étrange et beau à la fois. L’iris était d’un bleu laiteux et les pupilles invisibles. Ils semblaient presque luminescents. Elle dégageait quelque chose de profondément terrifiant, couplé à une aura magnifiquement captivante. Le petit sourire qui souvent se dessinait sur son visage la rendait enchanteresse et maléfique. Nous étions ses proies, elle était le prédateur…

Alors que je la détaillais, je sentis sa main se raidir et devenir aussi froide que la glace. Un air polaire emplit le bar et un frisson me parcourut l'échine. Je jetai un œil à la porte mais constatai, surprise, qu'elle était toujours fermée... J’étais pourtant gelée. Véro retira alors sa main, son visage plus impassible que jamais, son teint plus pâle que la mort. Une distance abyssale se creusa entre nous. Avait-elle senti que je la dévisageais ? Peut-être… Quoi qu’il en soit, elle m’indiqua qu’elle devait partir. Un rendez-vous je crois… Mais je ne suis pas sûre. En quelques secondes, elle avait posé un billet sur la table, m’intimant de mettre la différence, ramassé sa canne d’aveugle et avait littéralement fui le bar.