h / 8.

Californie, aujourd’hui.

Alfie me regarde avec tendresse. Assis à l’autre bout du salon de coiffure, je vois un sourire discret mais complice flotter sur son visage. Un sourire qui semble dire : tu es incorrigible Lila !, et il secoue la tête, amusé. Qu’est-ce que j’aime cette complicité qui nous unit…

Alfie et moi nous sommes rencontrés il y a de cela plusieurs décennies. Compter précisément les années de mariage me déprimerait, alors que savoir que je suis vieille, ridée, décrépite, mais heureuse depuis si longtemps me comble de bonheur. Du jour où nous nous sommes rencontrés à aujourd’hui, nous ne nous sommes plus lâchés d’une semelle ! Pour le meilleur et… rien… Juste pour le meilleur. Notre couple a toujours été si improbable mais pourtant tellement évident que notre mariage a été un long fleuve chamailleur, taquin et amusé.

Aujourd’hui, j’aime à penser que nous ressemblons à ces petits vieux attachants et rigolos des films. Moi avec mes petites robes à fleurs, mes chaussures plates, ma canne et mes lunettes de soleil extravagantes, lui, avec ses pantalons en toile beige, sa chemise beige, ses chaussures beiges, ses chaussettes beiges et sa veste… beige… Qu’il met d’ailleurs par tous les temps. Il n’y a que la couleur de ses caleçons qui varie ! Il fait d’ailleurs preuve d’une fantaisie étonnante lorsqu’il s’agit de ses sous-vêtements… Mais bref !

Alors que la coiffeuse de la maison de retraite californienne où nous avons posé nos valises – climat oblige – me parle, je regarde mon mari et ai une irrépressible envie de rire. Je vois ses lèvres bouger et imagine qu’elle me parle de ma couleur de cheveux (j’ai opté pour un gris anthracite), de la météo, des plages qui ne sont pas bien entretenues cette année, du nouveau restaurant qui s’est ouvert. J’imagine aussi qu’elle me demande si j’y suis déjà allée et ce que j’en pense, mais devant mon mutisme complet, elle reprend son monologue. Alors qu’elle papote sans s’arrêter, je la vois tourner autour de moi, couper une mèche, sécher, coiffer, brosser, laquer et reculer, fière de son travail. Son sourire satisfait me fait comprendre que la session bavardage et coiffure est terminée ! Ce n’est qu’une fois arrivée à la caisse que j’appuie discrètement sur le bouton de mon sonotone… Click !

- … ‘ill be 30 dollars please !

- Here you are, thank you.

- See you next time miss Legrand.

- Yes, see you, bye.

Je ne commence à pouffer de rire qu’après avoir rejoint Alfie.

- Elle n’a toujours pas compris je crois !

- Elle ne comprendra jamais ma chérie, me dit-il en me tendant ma canne.

Marchant à petits pas dans le hall de notre maison de retraite, nous dirigeant vers la terrasse qui surplombe la plage, nous continuons notre conversation.

- Tu me fais rire à systématiquement choisir Margy… Et tu ne me feras pas croire que c’est pour ses talents de coiffeuse !

- Pourquoi ? C’est loupé ? Moi, j’aime bien… Ca me donne un petit côté Ashley Denhover (la dernière petite bimbo à la mode, fantasme de tous ces messieurs).

- Ashley qui ?

- Denhover. Et non, je l’aime bien parce qu’elle n’arrête pas de parler !

- Evidemment…

Nous nous asseyons à la terrasse du café, sous un énorme parasol orange, et commençons notre petite routine. Tous les jours, c’est la même ! Les vieux sont comme ça… On commande notre afternoon tea (instaurer un rituel british en Californie nous a paru couler de source) et notre assiette de biscuits, et contemplons l’océan en silence. Voyant le soleil scintiller à sa surface, je repense toujours à Véro… C’est à ce moment précis qu’Alfie prend son journal et, respectueux de mes égarements, me laisse sombrer dans mes pensées. Je n’arrive pas savoir si le journal est un prétexte habillement trouvé pour me laisser un semblant d’intimité ou s’il le lit véritablement.

Je ne peux m’empêcher de repenser à elle devant cet océan de diamants qui se transforme sous mes yeux en une éclatante parure… Les questions qui m’assaillent sont toujours les mêmes. Est-elle toujours en vie ? Que fait-elle ? Est-elle toujours la même Véro malgré les années, légère, fantasque, éminemment positive ? Est-elle toujours belle ? Toujours attirante ? Me ferait-elle toujours le même effet ? La reconnaitrai-je si je la croisais ? Car oui, Dieu sait si j’aimerais la croiser… Courir à sa rencontre, me serrer dans ses bras, me coller contre son corps, ressentir sa chaleur, m’asseoir en sa compagnie à la terrasse d’un café et refaire le monde. Enfin… Trottiner à sa rencontre aussi vite que mes jambes flageolantes me le permettent, lui serrer la main longuement tout en m’appuyant sur ma canne et papoter devant ma cup of tea. Je lui demanderais ce qu’elle devient et elle rirait de me savoir presque sourde… Que pourrait bien se raconter une sourde et une aveugle me demanderiez-vous ? Eh bien, quelque chose comme ça :

- Regarde comme la vie est belle Véro, je lui dirais…

- Ecoute, je n’ai pas à me plaindre, elle me répondrait…

Qu’est-ce que j’aimerais la recroiser… Malgré tout ce qui s’est passé, je n’ai jamais, au grand jamais ressenti la moindre animosité à son égard, je ne lui en ai jamais voulu, je n’ai surtout jamais rien regretté… Ou si, peut-être une chose… De ne pas avoir vraiment essayé… Mais malgré toute ma tristesse, je dois avouer que je comprends sa décision.

En règle générale, c’est plus ou moins à ce moment-là que la serveuse apporte notre commande en nous souriant, un sourire que seul l’éventualité d’un pourboire motive, et que prennent fin ma rêverie et mes questionnements. Ce qui n’est pas plus mal… A mon âge avancé, une trop longue introspection se finit bien souvent par un petit roupillon.

- Here’s your tea, enjoy.

- Thank’s but please, don’t forget the biskits.

- I’m sorry Miss Legrand, I’m afraid today I can’t bring your biscuits.

Mon visage se fige, mes traits se tendent. Je sens le regard d’Alfie se poser sur moi, inquiet. D’une voix glacée je réponds :

- Don’t you dare telling me you can’t !

La serveuse reste interdite devant cette agressivité qu’elle ne me connaît pas, tout ça pour trois malheureux biscuits qui se courent après dans une assiette bien trop grande pour les contenir. Alfie pose une main tendre mais pourtant impérieuse sur mon bras, juste au-dessus de cette vilaine cicatrice, fruit d’une brûlure...

- What my wife tries to say is that it’s not your fault if we’re late today… It’s no big deal…

La serveuse sourit nerveusement, reprend son plateau et repart rapidement. La main d’Alfie est toujours posée sur mon bras, rassurante et autoritaire.

Ces quelques mots résonnent dans ma tête, telle une rengaine. Je suis désolée, je ne peux pas…