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Genève, novembre 2001.

Véro s’enferma de longs jours durant dans son atelier de la rue de Lausanne. Lorsqu’elle avait besoin de réfléchir, de laisser les multiples sensations qui l’envahissaient se décanter, elle créait. La sculpture était une passion qu’elle avait depuis la plus tendre enfance et qui lui avait permis d’exprimer toutes ses émotions, tant positives que négatives.

Du jour où elle avait perdu la vue, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, il lui sembla ressentir de façon extrême la plus petite émotion. Sa soudaine cécité l’avait rendue plus réceptive, plus sensible au monde qui l’entourait. Peut-être même trop sensible… C’était une chance, mais également une malédiction. Elle appréciait pleinement chaque minute, chaque instant, vivant démesurément, mais ne savait pas toujours comment gérer la tempête qui se déchaînait alors dans sa tête. Ses parents l’avaient menée chez de nombreux psychologues, espérant que l’un d’eux pourrait trouver le moyen de l’apaiser, de la canaliser. Mais plus les adultes cherchaient à la museler, à la faire rentrer dans le moule imposé par notre société, plus l’esprit de Véro s’enflammait. C’était une torture tant pour elle, prise au piège de ses propres sensations, que pour son entourage qui demeurait impuissant.

Un jour, ses parents l’emmenèrent chez un art-thérapeute. Le premier qui écouta véritablement Véro. Le premier qui lui donna le loisir de s’exprimer. Le premier qui intima à ses parents de la laisser hurler à la face du monde le mal être qui la rongeait, la douleur de la perte de la vue et la souffrance que pouvait représenter cet afflux nouveau de sensations invisibles et pourtant omniprésentes. Un jour, il lui mit entre les mains un morceau de terre : raconte-moi une histoire, Véro, lui demanda-t-il alors. Timidement, ne sachant pas bien que faire ni ce que le thérapeute attendait d’elle, elle caressa l’argile. Elle sentait cette matière nouvelle sous ses doigts, douce, malléable et silencieuse. Une alliée qui ne la jugerait pas, qui ne la trahirait pas et surtout qui l’écouterait. Suivant le mouvement des doigts de Véro, les sensations immatérielles l’étouffant alors devenaient objets. Elle apprit ainsi à dompter ses transports et ses troubles.

Son hypersensibilité devint enfin une force. Elle se gorgeait, tel un fruit trop mûr prêt à exploser, de milliers d’émotions. Elle les contenait, les réprimait. Puis, seule dans son atelier, elle les laissait enfin s’exprimer pleinement ! C’était alors une frénésie de mouvements, de formes et de couleurs. Son imagination était débordante, galvanisée par le flux de ses humeurs troublées qui suintaient de son cœur, coulant le long de ses bras et agitant ses doigts.

Mais bientôt, son atelier ne lui suffit plus… Alors qu’elle grandissait, ses colères, ses rages, ses joies et ses peines grandissaient, elles aussi. Il lui semblait qu’un monstre prenait possession de son corps et de son âme. Elle était désemparée, perdue, apeurée… Elle s’enfermait de plus en plus longtemps, refusant de se confronter au monde qui, sans ménagement, l’assaillait d’odeurs, de bruits, de cris, de sons, de mouvements, de contacts… De toutes parts.

Son salut provint à nouveau de son art-thérapeute… Désespérée, au bord d’un gouffre sans fond, elle l’appela.

- Je n’y arrive plus… C’est trop dur… J’ai l’impression d’être possédée. Je ne maîtrise plus rien.

- Calmez-vous Véronique.

- Je ne peux pas me calmer, hurla-t-elle !

- Si, vous le pouvez. Calmez-vous et écoutez-moi…

- Je ne peux pas vous écouter. Je ne peux pas me calmer. Je ne peux pas m’asseoir ou rester sereine. Tout ça, tout ça, c’est trop pour moi… Dit-elle, en écartant les bras.

- Tout ça ?

- Le monde qui m’entoure. Tout ce que j’entends, tout ce que je sens, tout ce que je touche, tout ce qui me touche. Tout…

- Véronique, vous devez…

- Je vais dans mon atelier et j’essaie docteur, je vous assure, j’essaie, le coupa-t-elle. Mais ça ne suffit plus.

- Alors faites de la rue votre atelier.

- Quoi ?

- Faites de la rue votre atelier…

Véro demeura silencieuse. Interdite. Cherchant à comprendre mais sachant déjà que la solution se trouvait effectivement là.

- La création, laisser libre court à votre imagination, détourner vos trop nombreuses sensations en les transformant en quelque chose de positif, voilà ce que vous faites lorsque vous sculptez. Mais pourquoi vous contenter de la sculpture, Véronique ? Rien ne vous empêche de créer dans votre tête, à l’abris des regards et des jugements. A l’abri du monde extérieur. Faites vôtre l’intensité de vos émotions. Domptez ces stimuli qui vous étouffent. Transformez-les.

Véro ne parlait toujours pas. Prostrée, accablée…

- Ne vous découragez pas Véronique. Nous savions que votre trop grande sensibilité émotionnelle pourrait encore vous jouer des tours. Mais nous allons y arriver. Ensemble. Ce ne sera pas facile, mais nous allons y travailler. La richesse de vos perceptions va vous ouvrir un monde merveilleux, j’en suis sûr. Vous avez la capacité de vous transcender au travers de cette hypersensibilité.

- Je ne comprends pas ce que vous attendez de moi, docteur.

- Attendez, ne bougez pas, je reviens.

Quelques minutes plus tard, Véro sentit une odeur parvenir à ses narines. Elle tourna la tête de gauche et de droite. Son trouble était palpable. L’angoisse semblait monter en elle. Son cerveau et tous ses sens travaillaient à trouver l’origine de l’odeur importune.

- Que sentez-vous, Véronique, demanda alors le docteur.

- Je ne sais pas. Je ne sais pas d’où ça vient.

- Je ne vous demande pas la provenance de l’odeur, Véronique. Je vous demande ce que vous sentez.

- La rose.

- Oui, c’est ça, c’est une odeur de rose. J’ai reçu un bouquet de ma femme hier. C’était nos huit ans de mariage… J’adore que ma femme m’offre des fleurs, je trouve ça romantique !

- Et alors ?

- Et alors ? Alors vous avez préféré laisser une émotion négative prendre le dessus sur la beauté de la rose et de ce qu’elle représente. Ne cherchez pas à savoir d’où provient l’odeur Véronique, cherchez seulement à comprendre ce qu’elle représente. Pas dans les faits, mais dans votre imagination ! Recommençons, vous voulez ? Vous sentez donc une odeur de rose chatouiller vos narines. Qu’en faites-vous ? Forcez votre imagination à bâillonner vos angoisses ! Forcez votre imagination à transformer votre univers et ne laissez pas l’univers museler votre imagination ! Cette rose, Véronique, que peut-elle devenir ? Respirez calmement, visualisez-la et laissez-la vivre.

- Elle est rouge. Rouge sang. Veloutée, répondit-elle après un bref silence.

- Oui. Son pétale est aussi doux que le velours. Continuez, Véronique. N’ayez pas peur du ridicule, pas avec moi. Que se passe-t-il dans votre tête. Racontez-moi. Laissez-vous aller. Laissez votre cerveau créer.

J’ai l’impression de sentir le velours tapisser ma peau et s’immiscer en moi par mes narines alors que je respire l’odeur de la rose, dit-elle timidement. - J’ai l’impression que votre canapé devient velours. J’ai l’impression que votre table devient velours. J’ai l’impression que l’air devient velours…

Depuis ce jour, une douce folie envahit le quotidien de Véro. Une folie absolue, certes, mais qui avait eu le mérite de la sauver. Elle laissait son imagination aliéner le monde qui l’agressait. Elle transformait les sensations et vivait dans un monde poétique. Le thérapeute ne s’était pas trompé lorsqu’il avait affirmé que son hypersensibilité couplée à une imagination débordante pourrait lui ouvrir les portes d’un monde insoupçonné, hors de portée du commun des mortels.

Véro s’enferma donc longtemps dans son petit atelier, la sculpture demeurant son médium préféré. Elle venait de faire la connaissance d’une femme qui la troublait. La première fois qu’elle la croisa, elle vit éclore des millions de fleurs mauve tout autour d’elle. Ses pieds ne foulaient plus le béton froid et impersonnel de l’avenue, mais un champ parsemé de lilas. L’odeur que dégageait cette jeune femme était enivrante. Et alors qu’elles avaient partagé ensemble l’après-midi que vous savez, il lui sembla qu’une autre personne pourrait, peut-être, venir dans son monde… Cette Lila, fragile et tellement peu sûre d’elle, avait la capacité de se transporter dans l’univers de Véro… Si elle se réjouissait de partager enfin sa solitude créative avec quelqu’un, elle redoutait pourtant d’ouvrir ainsi son cœur et son monde à une tierce personne…