aa / 11.

Je crois pouvoir dire que notre amitié commença véritablement ce jour-là, aux Evaux, magnifique parc arboré situé aux abords de Genève. S’agissant d’un jour de semaine, je m’étais fait porter pâle, en priant pour ne rencontrer personne de connu. Cette transgression des règles me donnait un sentiment de liberté totale. Je ne pourrais vous dire à quand remontait mon dernier mensonge ou ma dernière infraction au règlement imposé par notre société tant il était rare que je sortisse du chemin balisé.

Quoi qu’il en soit et pour revenir au sujet qui nous intéresse ici, Véro, je la retrouvai comme indiqué sur son billet, à huit heures, à l’entrée du parc. C’était une magnifique journée de décembre. L’air était piquant, le paysage engourdi par le gel et la voûte céleste se laissait embraser par un soleil encore bas dans le ciel… Tout était d’une pureté absolue. Et le silence qui régnait parachevait cette sensation d’onirisme. Enfin, c’est la description que je vous en fais aujourd’hui, bien des années plus tard, sur ma terrasse californienne… Si vous m’aviez demandé ce que je pensais du paysage alors, je vous aurais certainement répondu : froid. Je gardais mes mains enfoncées dans mes poches, ma tête enfoncée dans mes épaules, mon bonnet enfoncé sur ma tête et mon cafard chevillé au corps. Malgré toute l’euphorie que j’avais pu ressentir à l’idée de revoir Véro, l’heure matinale et l’engourdissement qui gagnait tout mon corps avaient raison de mon enthousiasme.

Après de timides mais pourtant chaleureuses salutations, nous nous mîmes à marcher. Elle garda sa canne blanche devant elle, tel un guide muet, et prit mon bras, collant son flanc contre le mien et calant sa marche sur la mienne.

- Allons-y !, me dit-elle. Et alors que je nous faisais suivre le chemin en terre, elle rajouta : non, pas sur le chemin, dans le pré.

Le silence du parc, en ce matin de décembre, était uniquement rompu par le bruit de l’herbe gelée qui craquait sous nos pieds. Critsh, critsh, critsh. Nous ne nous parlions pas, nous n’échangions aucun regard, enfin… comment dire…  La présence de l’autre semblait être une telle évidence qu’il n’était pas besoin de nous parler ou, pour moi, de la regarder. Oui, c’est ça, c’est exactement ça. La présence de Véro était une évidence pour moi. J’avais l’étrange impression d’avoir trouvé mon âme sœur, la pièce du puzzle qui me manquait pour être entière. Elle semblait être mon parfait opposé : nous nous imbriquions. J’étais le pessimisme incarné et elle la joie de vivre ; j’étais terre-à-terre et elle fantaisiste ; j’étais rationnelle et elle exaltée. Je ne comprenais pas encore, à l’époque, ce sentiment. Je n’arrivais pas à y mettre de mots ou à me l’expliquer. Mais dès que nous commençâmes à marcher côte à côte, je me sentais apaisée. Entière.

Quelques timides flocons se mirent à tomber, en silence. Ils virevoltaient et jouaient dans les rayons de soleil qui les transperçaient de part en part. Telles de petites billes de coton, ils tombaient en silence, nous effleuraient le visage et atterrissaient sur le bout de nos chaussures.

- J’ai l’impression d’être dans une boule à neige, me dit-elle, lâchant mon bras et se mettant alors à courir droit devant elle !

Le silence… Les flocons… Véro et son manteau rouge… Ses longs cheveux noirs qui volaient derrière elle… En effet, nous étions bien dans une boule à neige ! Marchant solitaires, nous avancions en direction d’invisibles bords, à la recherche d’une éventuelle porte de sortie. La petite brise que se levait par moment me donnait l’impression qu’un enfant rieur nous secouait gentiment, soulevant à nouveau les flocons qui ne tarderaient pas à se déposer sur le paysage alentour. Soudain, il me sembla perdre mon équilibre. Je tanguais de gauche et de droite alors que la main qui tenait le jouet nous secouait plus violemment. La neige se soulevait partout autour de nous, et retombait en douces bourrasques sur le sol. Mes cheveux volaient dans tous les sens, parfois me fouettant le visage, parfois pendant au-dessus de ma tête alors que les mouvements imprévus de la boule nous renversaient totalement, parfois s’emmêlant en une longue torsade. C’était magique !

Lorsqu’enfin l’enfant cessa de nous secouer, lorsqu’enfin il abandonna ce jouet pour un autre peut-être plus ludique, la neige, qui, quelques secondes auparavant, virevoltait partout autour de nous, se déposa délicatement sur le décor féérique du parc. Tout redevint calme, serein. Et je repris mes esprits.

- Comment sais-tu à quoi ressemble une boule à neige ?

- Ben comme tout le monde, parce que j’en ai vu.

Sa réponse me laissa interdite. Je ne m’étais jamais posé de questions concernant la cécité de Véro. Pour moi, elle était aveugle. Point. Qu’elle ait pu voir avant de perdre la vue ne m’avait jamais traversé l’esprit. Un jour, je lui demanderai ce qui lui était arrivé… Un jour… Je ne me sentais, pour le moment, pas suffisamment proche d’elle pour m’hasarder à l’interroger sur un sujet qui devait sans aucun doute être sensible.