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Mon quotidien fut rapidement envahi par Véro, et ce pour ma plus grande joie. Habitant le même quartier, il nous était facile de nous voir quotidiennement. Nous allions au resto, boire un verre, à un concert. Elle m’invitait parfois chez elle pour manger un morceau, elle venait chez moi boire un café. J’avais l’impression de réapprendre à vivre… Tant le jour que la nuit ! A ses côtés en effet, je découvrais le Genève by night, et ce bien que trouver une boîte de nuit digne de ce nom dans cette ville était devenu difficile, voire une gageure totale. Et lorsque nous ne nous déhanchions pas sur un dance-floor, elle m’invitait aux soirées qu’elle organisait. Ou du moins à certaines… Je prenais un verre, puis deux, puis trois et me laissais enfin aller à une ivresse ténébreuse. Je n’en devenais pas pour autant plus sociable, mais appréciais ces moments de douce euphorie. Je m’asseyais sur un tabouret et observais la scène vaporeuse qui se jouait. Véro tellement à l’aise, déambulant dans son appartement comme si elle flottait sur un nuage... La regardant se mouvoir avec tant d’aisance, il m’arrivait d’oublier qu’elle était aveugle. Elle dansait, lascive, seule ou accompagnée. Elle m’invitait à danser parfois aussi. Plaquant son corps contre le mien, elle me chuchotait : suis-moi ! Je la laissais alors me guider, fermant les yeux, laissant mon corps onduler au même rythme que le sien. Enveloppée par une brume éthylique, je ne faisais alors plus attention aux autres invités. D’ailleurs, y en avait-il ? Nous étions seules au monde, perdues dans un brouillard épais. Son salon devenait immatériel, le sol même se dissipait sous nos pas. La musique semblait être étouffée, ralentie. Le temps s’évaporait. Je sentais son corps contre le mien – son ventre, ses seins, ses mains plaquées sur mon dos – et avais presque l’impression que nous ne faisons plus qu’une. Plus rien d’autre n’existait. Ressentait-elle la même chose ? Je crois que oui… Je sentais sa prise se resserrer et ses bras m’enlacer de plus en plus fort, comme si elle ne voulait pas que ce moment s’arrêtât, comme si cette danse était impérieuse, vitale. Elle me guidait mais j’avais pourtant l’impression qu’elle s’accrochait à moi, comme si elle craignait de tomber dans le vide si elle me lâchait.

J’appris donc à connaître Véro au fil de nos rencontres. Elle était, contre toute attente, avocate, mais n'exerçait pas beaucoup. Elle n'aimait pas se plonger dans l'univers froid et rigide de la loi, elle n'aimait pas son côté péremptoire et manichéen. Et surtout, elle n'aimait pas perdre ! Une facette insoupçonnée de Véro qui me surprit. Elle ne se lançait donc jamais dans de grandes croisades à l'issue incertaine. Non, elle, ce qu'elle aimait, c'était la création. Elle sculptait. Elle aimait parcourir de ses doigts délicats les formes. Elle aimait donner vie à la matière. Elle aimait que naquît sous ses mains l’objet de son imagination. Alors que nous discutions de sa passion, je pensai immédiatement à la chanson d’Arthur H et me dis que je doutais que les mains de Véro soient un jour lasses !

Bon… ok… Je ne vous ferai par l’affront de vous laisser croire que j’étais au courant que de nombreux sculpteurs aveugles avaient exercé dans nos contrées, ni même que des poèmes et des chansons avaient été écrits en leur honneur. En rentrant chez moi, après qu’elle m’eut avoué son amour de la sculpture, je tapai sculpteur aveugle dans mon moteur de recherche. Arthur H fut le premier résultat à sortir. Préférant que vous continuiez à lire plutôt que de vous laisser vous abîmer dans une recherche internet chronophage, laissez-moi vous retranscrire directement les paroles de sa chanson :

Le sculpteur aveugle
Qui palpe ton visage
Le sculpteur aveugle
A des éclairs dans les yeux

Ses mains douces
Comme des lézards
Tremblent et frôlent ta nuque
Ses mains douces
Comme du pain noir

Le sculpteur aveugle
A des fourmis dans les mains
Qui ont trop vu de visages
Comme le mien, comme le tien

Le sculpteur aveugle
A des mains lasses qui s'ennuient
De ces formes fadasses
Trop pâles dans sa nuit

Elles rêvent, ses mains
D'oreilles dans la bouche
t de bouches dans l'oreille
De nez sur le front
De menton sur le crâne

Si l’imagination de Véro était telle que je ne doutais pas qu’elle put vouloir nous implanter des mentons sur les crânes, je doutais cependant qu’elle put un jour avoir les mains lasses. Ces dernières semblaient tout le temps en mouvement, parcourant telle une araignée lascive le monde qui l’entourait. Elle semblait vouloir découvrir les moindres aspérités de son univers. Ses doigts parcouraient, enlaçaient, effleuraient les tables, les chaises, les arbres, les fleurs, les pierres… La sensualité qui se dégageait de ses gestes était troublante - elle caressait plus qu’elle ne touchait, la poésie dont elle usait pour retranscrire ce qu’elle sentait, épatante.

Lorsque je l’écoutais parler, je découvrais avec bonheur l’éclat de notre monde. Lorsqu’elle me guidait, je percevais la féérie de ma ville. Elle prenait ma main et me faisait caresser l’écorce rugueuse d’un vieux chêne, perdu au milieu d’une forêt de béton. Le contact de sa douce paume contrastait avec les aspérités du tronc. Collant son visage contre le mien, elle me chuchotait alors : c’est comme le visage d’une très vieille personne : tout ridé. Et comme pour les vieilles personnes, on a tendance à ne pas y prêter suffisamment attention. L’arbre se laissait alors lâchement secouer par la brise et émettait un long grincement approbateur, une plainte irréelle. Nous nous baladions pieds nus au bord du lac et les cailloux qui nous transperçaient la peau devenaient des milliers de diamants affutés. Le soleil qui tapait sur la surface de l’eau transformait la rade en un bijou à l’éclat éphémère… Toutes deux assises sur un banc, nous laissions le capharnaüm de la ville se transformer en mélodie de jazz. Contrebasse, banjo et saxophone remplaçaient pour un temps les sons de la cité. Nous nous mettions alors à nous balancer, à claquer des doigts ou à taper des pieds, suivant le rythme dicté par les pas des passants, qui nous regardaient alors de travers.

Il me semblait redécouvrir à ses côtés le monde qui m’entourait et une nature délicate, bienveillante et facétieuse. Je ne saurais dire si je ne voyais plus la laideur qui auparavant était mon quotidien ou si elle n’existait simplement plus. Mais lorsque je marchais dans la rue, je levais la tête et humais l’air moite d’une journée pluvieuse, laissant l’humidité tapisser mes narines et la mousse recouvrir mon visage. L’eau s’amoncelait en perles sur le mobilier urbain et les passants se voyaient affublés de nez disproportionnés ou de ventres bedonnants alors que je les regardais à travers les gouttes d’eau. Je riais de me savoir dans les nuages lorsque le brouillard se prélassait dans ma ville, plaçant pour un temps Genève au sommet de la terre. La bise n’était plus ce vent froid qui s’infiltrait dans les moindres interstices mais un murmure obscène qui se jouait de ma cité et pénétrait en gémissant les plus petites rues des quartiers. Mon ombre dansait sur l’asphalte, se moquant du bitume et de ses aspérités. Le monde n’était plus uniformément gris mais enfin empli de nuances et de détails.

Bref… Véro était donc tout cela : avocate, artiste, mauvaise perdante, fantasque, candide, fêtarde, sensible, belle, voluptueuse, tactile, imaginative, assurée et sensuelle - très sensuelle… Cette sensualité d’ailleurs lui conférait un visage animal, sombre, menaçant. J’avais par moment la sinistre impression d’être une proie. Elle semblait jouer avec moi, sachant déjà que la partie était gagnée. Elle avait ainsi un côté obscur, une facette de sa vie que je ne connaissais pas encore et qu’elle me laissait à peine entrevoir. Je savais que tout un pan de son existence m’était encore inconnu : certains amis ne m’avaient pas encore été présentés, certaines soirées me semblaient être refusées et elle restait évasive sur certaines de ses activités. Mais cela ne me dérangeait pas. J’étais intriguée, bien évidemment, mais je ne m’inquiétais pas de ne pas tout connaître d’elle. Elle m’avait redonné la vie, insufflé le bonheur d’exister, la curiosité de la découverte. Le reste n’avait que peu d’importance.