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Genève, mai 2002.

Je savais que ce jour finirait par arriver. Je le sentais. C’était comme si Véro resserrait gentiment sa prise, sentant peut-être que je baissais ma garde : je ne tressaillais plus lorsqu’un contact prolongé entre nos deux corps unissait nos chaleurs et mêlait nos parfums, je ne me sentais plus mal à l’aise lorsqu’elle collait son corps contre le mien, m’enjoignant de laisser la musique couler dans mes veines, je n’avais aucun problème à poser ma main sur son genou lorsqu’un fou rire me terrassait.  L’alcool aidait souvent, il est vrai… Mais il y avait quelque chose de plus… Je dois le reconnaître. Je savais donc que ce jour finirait par arriver, et peut-être même que je m’en réjouissais : elle prendrait les devants et je n’aurais qu’à me laisser faire. Et surtout à espérer que peut-être, j’aurais enfin Véro pour moi. Notre relation d’amitié était devenue telle que je rêvais d’exclusivité… Et si je n’étais pas conviée à toutes ses soirées, si elle semblait refuser de me présenter à certains de ses amis, je n’en étais pas dupe pour autant.

Je vous l’ai dit : Véro était une femme à la sensualité exacerbée et aux désirs assumés. Si un homme lui plaisait, elle le suivait. C’était aussi simple que cela. Sans se retourner, sans une pensée pour moi ou ses autres amis, elle prenait ses affaires, prenait son bras et disparaissait. Une salope ? Non, croyez-moi… Aussi vulgaire et trivial que ce comportement puisse vous paraître à la lecture de la description que j’en fais, il n’en était rien. Sa façon d’assumer sa sexualité et d’assouvir ses envies étaient comme elle : simple. Elle ne perdait pas de temps à se poser trop de questions. Elle ne perdait pas de temps à se demander ce que les gens pouvaient penser d’elle. Et lorsque je m’hasardais à lui demander si elle n’avait pas peur du regard des gens, elle me répondait simplement :

- Dois-je avoir peur du tien ?

- Non, bien sûr que non. Tu as de la chance d’oser assumer tes envies. Ce n’est pas mon cas.

- Pourquoi n’oses-tu pas ? me demandait-elle.

- Comment oses-tu ? lui répondais-je alors.

- Lila, laisse-toi aller. Arrête de te demander toujours ce que penseront les personnes qui t’entourent. Si tes amis te jugent, c’est qu’ils ne sont pas dignes de ton amitié. Seul ton cœur a le droit de le faire. Et si un jour, il te dit que tu fais fausse route, alors change… En attendant, je n’ai pas l’impression de faire du tort à qui que ce soit, ni même à moi.

- Ton cœur ne t’a jamais dit que tu t’égarais ?

Elle attendit un instant avant de continuer doucement

- Si… une fois… Elle soupira, comme si se remémorer ce passé lui était douloureux. Demande-moi ce qui s’est passé Lila, vas-y… Je n’ai pas peur de ton jugement. Pose-moi la question que tu veux, j’y répondrai.

Je réfléchis un instant. Ma curiosité était piquée, évidemment. Mais… Avais-je véritablement envie de savoir ? Je n’en étais pas sûre…

- Je peux vraiment te poser la question que je veux ?, demandai-je.

- Oui, vas-y. J’y répondrai.

- Comment as-tu perdu la vue ?

Le poids du silence qui emplit la pièce m’écrasa les épaules, la force gravitationnelle semblait être décuplée. Je sentis alors mon dos se vouter et ma tête se baisser. Je devais fournir un véritable effort afin de parvenir à la garder droite. Je savais qu’elle attendait quelque chose d’autre. Une question plus indiscrète. Plus personnelle. La question qui lui permettrait d’aborder un sujet bien précis. Mais je me rendis compte que je ne souhaitais pas connaître ce pan de son existence… La regardant, attendant qu’elle parlât enfin, je frissonnai. La température avait rapidement chuté dans la pièce. Alors qu’elle soupira, un nuage de condensation se forma devant sa bouche. Les meubles étaient déjà recouverts de givre. Je serrai mes bras contre moi et attendis patiemment qu’elle commençât son récit et que l’atmosphère se réchauffe.

Elle m’expliqua alors calmement, mais non sans nonchalance, les raisons de sa cécité : une maladie…

- C’est tellement injuste, dis-je une fois son récit terminé, fixant le plancher.

- Non, répondit-elle simplement.

Je relevai immédiatement la tête, la regardant, persuadée que je devais avoir mal compris.

- Quoi ?, demandai-je.

- Non, ce n’est pas injuste. C’est comme ça.

Je la regardais, incrédule, ne comprenant pas comment elle pouvait tenir un tel discours, comment elle pouvait paraître aussi détachée, pourquoi son sort ne l’émouvait pas plus. Son visage était impassible, exempt de tristesse, de regrets, de colère, d’amertume… Je la regardais, perplexe, laissant un silence empli d’incompréhension flotter dans la pièce. Un petit sourire apparu au coin de ses lèvres.

- Ne me regarde pas comme ça.

- Je ne te regarde pas, je regarde mes mains.

- Menteuse, me répondit-elle une expression taquine se laissant deviner sur son visage.

- Peut-être, mais tu ne peux pas le prouver !

Elle eut un petit rire amusé.

- Tu te demandes certainement pourquoi je ne suis pas révoltée, dit-elle après un court silence, pourquoi je n’en veux pas à la terre entière, pourquoi je ne crie pas ma rage d’avoir été malade et d’avoir perdu la vue, pourquoi je ne crache pas au nez de cette salope de fatalité. Je te rassure, j’en ai bien voulu à la terre entière à une époque, demandant à qui voulait l’entendre : pourquoi moi. Mais laisse-moi te poser une simple question : pourquoi un autre ? Est-ce que ça aurait été plus juste si ça avait été un autre petit camarade de classe qui avait perdu la vue ? Est-ce que ça aurait été plus juste si ça avait été ma voisine de palier ? Est-ce que ça aurait été plus juste si ça avait été toi ?

Elle s’arrêta un instant, laissant à ses questions le temps de me percuter. Je ne savais que répondre…

- Il ne s’agit pas de justice ou d’injustice, reprit-elle alors calmement. Se demander pourquoi moi ? et dire que c’est injuste sous-entend que ce ne serait que justice que ce malheur s’abatte sur quelqu’un d’autre. Ca sous-entend également qu’il y a une cause à ma maladie. Mais la vérité, c’est qu’il n’y en a pas. Il n’y a pas à se demander pourquoi, ni à chercher de raison. Dieu ne s’est pas assis au bord du monde, pointant du doigt les pauvres petits humains qu’il souhaite voir malades, foudroyant les impies et graciant les fidèles. Je suis tombée malade, j’ai perdu la vue, point.

- Je… Je ne sais pas… Je ne te savais pas aussi fataliste…

- Mais je ne suis pas fataliste ! Je ne prétends pas que ma cécité était écrite dans les astres. J’énonce simplement une vérité : la maladie n’est ni juste, ni injuste, elle est.

Nous demeurâmes toutes deux silencieuses un instant. Je réfléchissais à ce qu’elle venait de me dire. Si je ne pouvais nier qu’elle avait raison, je ne pouvais prétendre que je ne trouvais pas cela injuste. Pourtant… Est-ce que Véro aurait été Véro si elle n’avait pas perdu la vue ? L’aurais-je malgré tout rencontrée ? Aurait-elle chamboulé ma vie ? J’en doutais fortement… Peut-être alors devais-je me réjouir de son mauvais sort ? Véro finit par me tirer de ces pensées pour le moins condamnables.

- A mon tour de te poser une question.

- Quoi ?

- C’est le jeu Lila. Chacun son tour !

- Je ne savais pas que nous jouions à un jeu.

- Tout le monde joue toujours à jeu… A mon tour donc.

Elle réfléchit un moment. Sourit et lança sa question :

- Combien de…

- Attends, dis-je. Je… Je n’ai pas très envie de jouer… Ca me gêne d’aborder des sujets trop personnels…

- Et pourquoi ça ? Tu m’as bien posé une question personnelle toi aussi.

- Je ne sais pas… Que vas-tu penser de moi ?

- Putain Lila, lâche-toi, merde ! Je m’en fous de tes réponses ! Je ne suis pas là pour te juger, j’ai juste envie de te connaître mieux ! Attends, bouge pas, je reviens.

Elle se leva, alla en direction de la cuisine et revint quelques secondes plus tard avec deux verres à vin et une bouteille de blanc.

- Tu peux juste me dire qu’elle bouteille j’ai prise s’il te plaît ?

- Un Chardonnay…

- L’étiquette est jolie ?

- Ouais, bof… Pas mal.

- Ok, alors. Trinquons !

Elle ouvrit la bouteille, nous servit deux verres remplis presque à ras bord, et m’enjoignit de boire. Je bus une petite gorgée, appréciant la qualité du vin (ouais, bof… pas mal lui convenait à merveille !) et reposai mon verre. Elle me fit non de la tête et ajouta simplement : bois. Je bus encore une gorgée et reposai à nouveau mon verre.

- OK, Lila. T’es prête pour ma question ?

Je la regardai, regardai mon verre et décidai finalement de le boire cul sec ! Elle attendit que j’eusse fini pour se lancer. Alors commença une partie de ping-pong effrénée : nos phrases se succédaient rapidement, ne laissant que peu de place aux blancs et autres soupirs.

- As-tu déjà couché avec un mec ?

- Quoi ? Sa question me laissait interdite, je m’attendais à tout sauf à ça.

- Elle répéta donc, avec la même intonation : as-tu déjà couché avec un mec ?

- Ouais quand même ! C’est limite vexant Véro ta question là…

- Avec beaucoup ?

- Un certain nombre.

- Combien ?

- Ca fait beaucoup de questions là !

- T’as raison. Moi trente-deux. A mon tour : combien ?

- Trente-deux ?

- Oui, trente-deux. Combien pour toi ?

- Je ne sais pas. Je n’ai pas compté.

- Toutes les filles comptent.

- Ben pas moi.

- Bois et réponds ! Elle me resservit alors un verre que je bus à nouveau cul sec.

- Deux…

Alors que je m’attendais à une réflexion de sa part, une remarque du genre : punaise, ce n’est vraiment pas beaucoup, elle continua ses questions :

- Pourquoi pas plus ?

- A mon tour Véro ! Pourquoi pas plus ?

- Parce qu’à quatre ça ne me tente pas.

- A trois oui ?, demandai-je en rigolant.

- Ca dépend.

- De quoi ?

- De qui sont les deux autres.

Véro était tout à fait sérieuse ce qui me laissa interdite un instant.

- Mais… Tu… Tu l’as déjà fait à trois ?

- Bois. Elle me resservit un troisième verre.

La tête me tournait déjà…. Deux verres de blanc bus à cette vitesse étaient bien plus que ce qu’il me fallait pour être pompette. J’entamais donc ce troisième verre, mais à petites gorgées cette fois-ci. Je souhaitais conserver mon logos !

- Oui, je l’ai déjà fait à trois, Lila. Alors, pourquoi pas plus ?

- Je n’ai pas eu l’occasion je pense… J’ai jamais réussi à garder un mec, alors en conquérir…

- Pourquoi ?

- Je ne dois pas être très douée je pense… Tu penses coucher encore avec beaucoup de mecs ?

- Non.

- Pourquoi ?

- Parce que je couche toujours avec les mêmes maintenant. Ca évite les mauvaises surprises. Et toi ?

- Et moi quoi ?

- Tu penses coucher avec d’autres mecs ?

- Tu plaisantes ?

- Non… Peut-être que tu veux t’arrêter là.

- A deux ?

- Pourquoi pas…

- A deux ? répétais-je. Tu plaisantes. C’est la honte.

- C’était bien ?

- Ouais, bof… Pas mal. (Mais un peu moins bien que le vin !)

- Pas mieux que ça ?

- Non… Pas mieux que ça. Je te l’ai dit, je ne dois pas être très douée… Même embrasser je ne sais pas. Et toi, c’était bien ?

- Ca dépend. Sur les quarante-deux fois, il y avait des biens et des moins biens…

- Quarante-deux ? Tu as dit trente-deux tout à l’heure.

- Ouais… On parlait des mecs…

Et voilà… Nous y étions… Véro confirmait enfin ce que je pensais : elle était bi…