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J’avais donc raison : Véro était bi. Elle venait de me le confirmer sans la moindre gêne ni la moindre hésitation. Pour autant, je décidai de poursuivre notre petit jeu et de continuer à poser mes questions sans m’arrêter sur cet aveu. Il est évident que Véro remarqua la petite pause que je marquai bien malgré moi : un léger sourire apparut sur son visage.

- As-tu déjà été amoureuse ? demandai-je.

- Oui. Heureusement ! Et toi ?

- Je ne sais pas…

- ??

- Oui, j’ai été amoureuse… Mais jamais la grande histoire passionnelle qui te chavire et qui te donne des papillons dans le ventre !

- Tu n’as jamais rencontré de mecs que tu aimais secrètement ?

- Si, c’est vrai…

- Et de filles ?

Pause ! Arrêtons un instant le récit si vous le voulez bien et prenons un petit peu de recul : zoom out ! Nous sommes donc là, toutes deux assises en tailleur à côté de la table basse, dans le salon de Véro. Mon troisième verre de vin est déjà presque terminé et la bouteille est vide. Je suis donc franchement pompette. Si vous observez mon visage, vous verrez les preuves flagrantes de mon début d’ébriété : un sourire niais accompagné d’un regard vitreux. Je dois dire que cet arrêt sur image ne me met pas franchement en valeur… Quoi qu’il en soit, je me retrouve assise devant cette femme belle comme la nuit, qui me trouble et qui se prépare de toute évidence à me faire des avances. Et je n’ai, à ce moment-là, aucune idée de comment je vais réagir. Ou plus exactement, de comment je veux réagir. Je ne suis pas lesbienne : je le sais. Ma maigre expérience en matière d’amour et de sexualité me permet de l’affirmer. Pourtant, notre amitié peut porter à confusion. Elle me laisse d’ailleurs moi-même perplexe : nous nous voyons très souvent, nous aimons passer du temps ensemble, nous sommes complices et complémentaires, nous sommes devenues très tactiles l’une envers l’autre, quand je ne la vois pas plusieurs jours d’affilée, elle me manque et je dois avouer que… je suis vraiment troublée… Pourtant je ne crois pas être lesbienne…

- Et de filles ? me demandât-elle donc.

- Non, répondis-je avec un petit peu trop d’empressement. Avant de rajouter, en un murmure : enfin… je ne crois pas…

- Tu mérites une belle et grande histoire d’amour Lila… Tout le monde mérite un jour de connaître ça !

- J’aimerais bien…

- Embrasse-moi !

- Quoi ?

- Embrasse-moi ! Je te dirai si tu es douée ou pas !

- Je ne peux pas t’embrasser Véro, tu es une fille.

- Et alors ?

- Et alors, on est amie !

- Et alors ?

- Et alors je ne sais pas moi. Je… Je ne sais pas !

- Je ne t’attire pas ?

- Si, enfin, je ne sais pas. Non. Tu es une fille Véro.

- Lila, me rouler une pelle ne va pas faire de toi une gouine !

Alors qu’elle prononçait ces paroles, je la vis s’approcher de moi. J’aurais évidemment pu me reculer. J’aurais évidemment pu me lever et partir. J’aurais pu faire beaucoup de choses, mais je ne fis rien. Je la regardai rapprocher son visage du mien, poser ses mains sur mes épaules puis les remonter le long de mon cou jusqu’à mes joues. Je sentais mon cœur qui battait de plus en plus vite et mon sang qui bourdonnait dans mes oreilles. J’avais le souffle court et n’osais plus respirer. Je rêvais d’une nouvelle gorgée de vin pour me donner du courage mais je ne pouvais pas : je n’osais pas bouger, pétrifiée par l’appréhension de ce qui allait se passer.

Lentement, elle approcha ses lèvres des miennes. Je sentais la chaleur de sa respiration les effleurer, je sentais son haleine fruitée. Elle s’approcha encore un peu, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’à quelques millimètres de moi, et marqua une pause. Attendait-elle que je franchisse l’espace qui nous séparait encore ? Attendait-elle de voir si j’allais fuir avant qu’elle n’ait le temps de m’embrasser ? Attendait-elle que je confirme par mon immobilisme mon consentement tacite ? Quelques secondes qui me parurent une éternité passèrent. Je sentais alors le désir me soulever la poitrine. C’était comme si les ailes d’un oiseau capricieux, cherchant à s’enfuir, battaient contre mon thorax, le soulevant de façon saccadée. Il se cognait contre mes os et rebondissait contre mon cœur qui alors sursautait. Les plumes perdues dans la bataille volaient partout autour de moi, se posant délicatement sur le parquet du salon. Je sentais l’excitation me serrer le ventre, telle une pieuvre vorace aux multiples tentacules. Elle étendait ses longs bras puis les entortillait autour de mes viscères, resserrant petit à petit son emprise, me nouant les tripes. Mon corps tout entier ne semblait plus m’appartenir mais était habité de milliers de créatures que je ne connaissais pas, toutes plus maléfiques et merveilleuses les unes que les autres.

Et lorsqu’enfin elle posa ses lèvres sur les miennes, aussi douces que les ailes d’un papillon, je sentis exploser en moi un sentiment unique, une ivresse douloureuse mais voluptueuse qui me libéra instantanément. Elle appuya ses lèvres contre les miennes avec délicatesse et tendresse. Moi, je n’osais toujours pas bouger, la laissant faire et me laissant faire. C’est à peine si je les entrouvris lorsque je sentis qu’elle voulait pénétrer dans ma bouche pour parachever ce baiser.

Mais lorsque nos deux langues se rencontrèrent timidement, lorsqu’elle força plus avant le baiser, je sentis une vague de désir irrépressible et incontrôlable s’emparer de mon corps. Noyée au cœur d’une tempête d’envies et d’excitation, je lui pris avec force la tête entre mes mains et collai violement sa bouche contre la mienne. J’eu l’impression qu’une force surnaturelle nous propulsa alors dans les airs. Les vents nous faisaient tourbillonner, enveloppées d’un nuage de plumes. Nos deux corps collés l’un contre l’autre valsaient au gré des bourrasques, flottant au milieu de la pièce. Nos cheveux se mélangeaient en une longue tresse soyeuse et nos jambes s’emmêlaient. J’entendais le vent siffler à mes oreilles, me murmurant de me laisser aller. Exit le baiser délicat, exit la douce tendresse de Véro qui semblait encore redouter ma réaction. Nous nous embrassions avec fougue, exaltées par les rafales qui nous galvanisaient. Son goût fruité m’enivrait, la tête me tournait, l’air me manquait ! Plongée au plus profond de mon désir, j’étouffais !

Je détachai alors mes lèvres des siennes, m’arrachant à son baiser. Nous retombâmes lourdement sur le sol de son salon. Seules, les plumes tournoyaient encore lentement au-dessus de nos têtes, entamant une longue et délicate descente. Reprenant mes esprits tant bien que mal, je la regardai. Elle semblait, elle aussi, sonnée, s’appuyant sur ses bras pour essayer de se redresser, ses cheveux cachant partiellement son visage. La force du vécu n’avait d’égal que la puissance de notre baiser. Un baiser échangé avec une femme… Je venais d’embrasser Véro…

Embarrassée par ce qui venait de se passer, incapable d’affronter dans l’immédiat les conséquences de mes actes, la tête encore plongée dans cet océan de chimères, je décidai de fuir. Je me levai, vacillante, les jambes endolories par la chute, pris mes affaires et me dirigeai vers la porte. Je regardai une dernière fois Véro qui restait assise dans le salon, ouvris la porte et partis. Sans un mot.